LA PETITE MAISON TRANQUILLE
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 Hugo, Victor (1802-1885). Lucrèce Borgia :fleur

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Fleur

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Hugo, Victor (1802-1885). Lucrèce Borgia :fleur Empty
MessageSujet: Hugo, Victor (1802-1885). Lucrèce Borgia :fleur   Hugo, Victor (1802-1885). Lucrèce Borgia :fleur I_icon_minitimeMer 16 Nov 2011 - 22:33

rabbit


Lucrèce Borgia [Document électronique] : drame, [Paris, Porte-Saint-Martin, 2 février 1833] / par Victor Hugo

AVERTISSEMENT

pV

Ainsi qu' il s' y était engagé dans la préface de son
dernier drame, l' auteur est revenu à l' occupation de
toute sa vie, à l' art. Il a repris ses travaux de
prédilection, avant même d' en avoir tout-à-fait fini
avec les petits adversaires politiques qui sont venus
le distraire il y a deux mois. Et puis, mettre au
jour un nouveau drame six semaines après le drame
proscrit, c' était encore une manière de dire son fait
au présent gouvernement. C' était lui montrer qu' il
perdait sa peine. C' était lui prouver que l' art et la
liberté peuvent repousser en une nuit sous le pied
maladroit qui les écrase. Aussi compte-t-il bien
mener de front désormais la lutte politique,
pV1

tant que besoin sera, et l' oeuvre littéraire. On peut
faire en même temps son devoir et sa tâche. L' un ne
nuit pas à l' autre. L' homme a deux mains.
le roi s' amuse et Lucrèce Borgia ne se
ressemblent ni par le fond, ni par la forme, et ces
deux ouvrages ont eu chacun de leur côté une destinée
si diverse que l' un sera peut-être un jour la
principale date politique et l' autre la principale date
littéraire de la vie de l' auteur. Il croit devoir le
dire cependant, ces deux pièces si différentes par le
fond, par la forme et par la destinée, sont étroitement
accouplées dans sa pensée. L' idée qui a produit le
roi s' amuse et l' idée qui a produit Lucrèce
Borgia sont nées au même moment sur le même point
du coeur. Quelle est en effet la pensée intime cachée
sous trois ou quatre écorces concentriques dans le
roi s' amuse ? La voici. Prenez la difformité
physique la plus hideuse, la plus repoussante, la
plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux,
à l' étage le plus infime, le plus souterrain et le plus
méprisé de l' édifice social ; éclairez de tous côtés,
par le jour sinistre des contrastes, cette misérable
créature ; et puis, jetez-lui une ame, et mettez dans
cette ame le sentiment le plus pur qui soit donné à
l' homme, le sentiment paternel. Qu' arrivera-t-il ?
C' est que ce sentiment sublime, chauffé selon certaines
conditions, transformera sous vos yeux la créature
dégradée ; c' est que l' être petit deviendra grand ;
c' est que l' être difforme deviendra beau. Au fond,
voilà ce que c' est que le roi s' amuse . Eh bien !
Qu' est-ce que c' est
pV11

que Lucrèce Borgia ? Prenez la difformité
morale la plus hideuse, la plus repoussante, la
plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux,
dans le coeur d' une femme, avec toutes les conditions
de beauté physique et de la grandeur royale, qui
donnent de la saillie au crime, et maintenant mêlez à
toute cette difformité morale un sentiment pur, le
plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment
maternel ; dans votre monstre mettez une mère ; et le
monstre intéressera, et le monstre fera pleurer, et
cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette
ame difforme deviendra presque belle à vos yeux. Ainsi,
la paternité sanctifiant la difformité physique, voilà
le roi s' amuse ; la maternité purifiant la
difformité morale, voilà Lucrèce Borgia . Dans la
pensée de l' auteur, si le mot bilogie n' était pas
un mot barbare, ces deux pièces ne feraient qu' une
bilogie sui generis , qui pourrait avoir pour
titre : le père et la mère . Le sort les a
séparées, qu' importe ! L' une a prospéré, l' autre a été
frappée d' une lettre de cachet ; l' idée qui fait le
fond de la première restera long-temps encore peut-être
voilée par mille préventions à bien des regards ;
l' idée qui a engendré la seconde semble être chaque
soir, si aucune illusion ne nous aveugle, comprise et
acceptée par une foule intelligente et sympathique ;
mais quoi qu' il en soit de ces deux pièces, qui n' ont
d' autre mérite d' ailleurs que l' attention dont le
public a bien voulu les entourer, elles sont soeurs
jumelles, elles se sont touchées en germe,
pV111

la couronnée et la proscrite, comme Louis Xiv et le
masque de fer.
Corneille et Molière avaient pour habitude de
répondre en détail aux critiques que leurs ouvrages
suscitaient, et ce n' est pas une chose peu curieuse
aujourd' hui de voir ces géans du théâtre se débattre
dans des avant-propos et des avis au lecteur
sous l' inextricable réseau d' objections que la
critique contemporaine ourdissait sans relâche autour
d' eux. L' auteur de ce drame ne se croit pas digne de
suivre d' aussi grands exemples. Il se taira, lui,
devant la critique. Ce qui sied à des hommes pleins
d' autorité, comme Molière et Corneille, ne sied
pas à d' autres. D' ailleurs il n' y a peut-être que
Corneille au monde qui puisse rester grand et sublime,
au moment même où il fait mettre une préface à genoux
devant Scudery ou Chapelain. L' auteur est loin
d' être Corneille ; l' auteur est loin d' avoir affaire
à Chapelain ou à Scudery. La critique, à quelques
rares exceptions près, a été en générale loyale et
bienveillante pour lui. Sans doute il pourrait
répondre à plus d' une objection. à ceux qui trouvent,
par exemple, que Gennaro se laisse trop candidement
empoisonner par le duc au second acte, il pourrait
demander si Gennaro, personnage construit par la
fantaisie du poète, est tenu d' être plus
vraisemblable et plus défiant que l' historique
Drusus de Tacite, ignarus et juveniliter
hauriens . à ceux qui lui reprochent d' avoir
exagéré les crimes de Lucrèce Borgia, il dirait :
lisez Tomasi, lisez Guicciardini, lisez
p1X

surtout le diarium . à ceux qui le blâment d' avoir
accepté sur la mort des maris de Lucrèce certaines
rumeurs populaires à demi fabuleuses, il répondrait
que souvent les fables du peuple font la vérité du
poète ; et puis il citerait encore Tacite, historien
plus obligé de se critiquer sur la réalité des faits
que le poète dramatique. Il pourrait pousser le détail
de ces explications beaucoup plus loin, et examiner
une à une avec la critique toutes les pièces de la
charpente de son ouvrage ; mais il a plus de plaisir à
remercier la critique qu' à la contredire ; et, après
tout, les réponses qu' il pourrait faire aux objections
de la critique, il aime mieux que le lecteur les
trouve dans le drame, si elles y sont, que dans la
préface.
On lui pardonnera de ne point insister davantage sur
le côté purement esthétique de son ouvrage. Il est
tout un autre ordre d' idées, non moins hautes selon
lui, qu' il voudrait avoir le loisir de remuer et
d' approfondir à l' occasion de cette pièce de
Lucrèce Borgia . à ses yeux, il y a beaucoup de
questions sociales dans les questions littéraires,
et toute oeuvre est une action. Voilà le sujet sur
lequel il s' étendrait volontiers, si l' espace et le
temps ne lui manquaient. Le théâtre, on ne saurait
trop le répéter, a de nos jours une importance
immense, et qui tend à s' accroître sans cesse avec
la civilisation même. Le théâtre est une tribune. Le
théâtre est une chaire. Le théâtre parle fort et
parle haut. Lorsque Corneille dit :
pX

pour être plus qu' un roi tu te crois quelque
chose , Corneille, c' est Mirabeau. Quand
Shakespeare dit : (...), Shakespeare, c' est Bossuet.
L' auteur de ce drame sait combien c' est une grande et
sérieuse chose que le théâtre. Il sait que le drame,
sans sortir des limites impartiales de l' art, a une
mission nationale, une mission sociale, une mission
humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si
intelligent et si avancé qui a fait de Paris la
cité centrale du progrès, s' entasser en foule devant
un rideau que sa pensée, à lui chétif poète, va
soulever le moment d' après, il sent combien il est
peu de chose, lui, devant tant d' attente et de
curiosité ; il sent que si son talent n' est rien, il
faut que sa probité soit tout ; il s' interroge avec
sévérité et recueillement sur la portée philosophique
de son oeuvre ; car il se sait responsable, et il ne
veut pas que cette foule puisse lui demander compte un
jour de ce qu' il lui aura enseigné. Le poète aussi a
charge d' ames. Il ne faut pas que la multitude sorte
du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité
austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, dieu
aidant, ne développer jamais sur la scène (du moins
tant que dureront les temps sérieux où nous sommes),
que des choses pleines de leçons et de conseils. Il
fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans
la salle du banquet, la prière des morts à travers
les refrains de l' orgie, la cagoule à côté du masque.
Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter
à tue-tête
pX1

sur l' avant-scène ; mais il lui criera du fond du
théâtre. Il sait bien que l' art seul, l' art pur,
l' art proprement dit, n' exige pas tout cela du poète,
mais il pense qu' au théâtre surtout il ne suffit pas
de remplir seulement les conditions de l' art. Et
quant aux plaies et aux misères de l' humanité, toutes
les fois qu' il les étalera dans le drame, il tâchera
de jeter sur ce que ces nudités-là auraient de trop
odieux le voile d' une idée consolante et grave.
Il ne mettra pas Marion De Lorme sur la scène,
sans purifier la courtisane avec un peu d' amour ; il
donnera à Triboulet le difforme un coeur de père ; il
donnera à Lucrèce la monstrueuse des entrailles de
mère. Et de cette façon, sa conscience se reposera
du moins tranquille et sereine sur son oeuvre. Le
drame qu' il rêve et qu' il tente de réaliser pourra
toucher à tout sans se souiller à rien. Faites
circuler dans tout une pensée morale et compatissante,
et il n' y a plus rien de difforme ni de repoussant. à
la chose la plus hideuse mêlez une idée religieuse,
elle deviendra sainte et pure. Attachez Dieu au
gibet, vous avez la croix.
12 février 1833.
ACTE 1 PARTIE 1 SCENE 1

p5

Une terrasse du palais barbarigo, à Venise. C' est une
fête de nuit. Des masques traversent par instans le
théâtre. Des deux côtés de la terrasse, le palais
splendidement illuminé et résonnant de fanfares. La
terrasse couverte d' ombre et de verdure. Au fond, au
bas de la terrasse, est censé couler le canal de la
Zueca, sur lequel on voit passer par momens, dans
les tenèbres, des gondoles, chargées de masques et
de musiciens, à demi éclairées. Chacune de ces
gondoles traverse le fond du théâtre avec une
symphonie tantôt gracieuse, tantôt lugubre, qui
s' éteint par degrés dans l' éloignement. Au fond,
Venise au clair de lune.
De jeunes seigneurs, magnifiquement vêtus, leurs
masques à la main, causent sur la terrasse.
Gubetta, Gennaro, vêtu en capitaine, don Apostolo
Gazella, Maffio Orsini, Ascanio Petrucci,
Oloferno Vitellozzo, Jeppo Liveretto.
Oloferno.
Nous vivons dans une époque où les gens
accomplissent tant d' actions horribles qu' on ne parle
p6

plus de celle-là, mais certes il n' y eut jamais
événement plus sinistre et plus mystérieux.
Ascanio.
Une chose ténébreuse faite par des hommes ténébreux.
Jeppo.
Moi, je sais les faits, messeigneurs. Je les tiens
de mon cousin éminentissime le cardinal Carriale,
qui a été mieux informé que personne. -vous savez,
le cardinal Carriale, qui eut cette fière dispute
avec le cardinal Riario au sujet de la guerre contre
Charles Viii de France ?
Gennaro, bâillant.
Ah ! Voilà Jeppo qui va nous conter des
histoires ! -pour ma part, je n' écoute pas. Je suis
déjà bien assez fatigué sans cela.
Maffio.
Ces choses-là ne t' intéressent pas, Gennaro, et
c' est tout simple. Tu es un brave capitaine
d' aventure. Tu portes un nom de fantaisie. Tu ne connais
p7

ni ton père ni ta mère. On ne doute pas que tu ne
sois gentilhomme, à la façon dont tu tiens une épée ;
mais tout ce qu' on sait de ta noblesse, c' est que
tu te bats comme un lion. Sur mon ame, nous
sommes compagnons d' armes, et ce que je dis n' est
pas pour t' offenser. Tu m' as sauvé la vie à Rimini,
je t' ai sauvé la vie au pont de Vicence. Nous nous
sommes juré de nous aider en périls comme en
amour, de nous venger l' un l' autre quand besoin
serait, de n' avoir pour ennemis, moi, que les tiens,
toi, que les miens. Un astrologue nous a prédit que
nous mourrions le même jour, et nous lui avons
donné dix sequins d' or pour la prédiction. Nous ne
sommes pas amis, nous sommes frères. Mais enfin,
tu as le bonheur de t' appeler simplement Gennaro,
de ne tenir à personne, de ne traîner après toi
aucune de ces fatalités, souvent héréditaires, qui
s' attachent aux noms historiques. Tu es heurux ! Que
t' importe ce qui se passe et ce qui s' est passé,
pourvu qu' il y ait toujours des hommes pour la
guerre et des femmes pour le plaisir ? Que te fait
l' histoire des familles et des villes, à toi, enfant
du drapeau, qui n' as ni ville ni famille ? Nous,
vois-tu, Gennaro ? C' est différent. Nous avons droit
de prendre intérêt aux catastrophes de notre temps.
Nos pères et nos mères ont été mêlés à ces tragédies,
p8

et presque toutes nos familles saignent
encore. -dis-nous ce que tu sais, Jeppo.
Gennaro.
Il se jette dans un fauteuil, dans l' attitude de
quelqu' un qui va dormir.
Vous me réveillerez quand Jeppo aura fini.
Jeppo.
Voici. -c' est en quatorze cent quatre-vingt...
Gubetta, dans un coin du théâtre.
Quatre-vingt-dix-sept.
Jeppo.
C' est juste. Quatre-vingt-dix-sept. Dans une
certaine nuit d' un mercredi à un jeudi...
Gubetta.
Non. D' un mardi à un mercredi.
Jeppo.
Vous avez raison. -cette nuit donc, un batelier
du Tibre, qui s' était couché dans son bateau,
le long du bord, pour garder ses marchandises,
p9

vit quelque chose d' effrayant. C' était un peu
au-dessous de l' église santo-Hieronimo. Il pouvait
être cinq heures après minuit. Le batelier vit venir
dans l' obscurité, par le chemin qui est à gauche
de l' église, deux hommes qui allaient à pied, de
çà, de là, comme inquiets ; après quoi il en parut
deux autres ; et enfin trois ; en tout sept. Un seul
était à cheval. Il faisait nuit assez noire. Dans
toutes les maisons qui regardent le Tibre, il n' y
avait plus qu' une seule fenêtre éclairée. Les sept
hommes s' approchèrent du bord de l' eau. Celui qui
était monté tourna la croupe de son cheval du côté
du Tibre, et alors le batelier vit distinctement sur
cette croupe des jambes qui pendaient d' un côté, une
tête et des bras de l' autre, -le cadavre d' un homme.
Pendant que leurs camarades guettaient les angles
des rues, deux de ceux qui étaient à pied prirent
le corps mort, le balancèrent deux ou trois fois
avec force, et le lancèrent au milieu du Tibre. Au
moment où le cadavre frappa l' eau, celui qui était
à cheval fit une question à laquelle les deux autres
répondirent : oui, monseigneur. Alors le cavalier
se retourna vers le Tibre, et vit quelque chose de
noir qui flottait sur l' eau. Il demanda ce que
c' était. On lui répondit : monseigneur, c' est le
manteau de monseigneur qui est mort. Et quelqu' un
p10

de la troupe jeta des pierres à ce manteau, ce qui
le fit enfoncer. Ceci fait, ils s' en allèrent tous de
compagnie, et prirent le chemin qui mène à
saint-Jacques. Voilà ce que vit le batelier.
Maffio.
Une lugubre aventure ! était-ce quelqu' un de
considérable que ces hommes jetaient ainsi à l' eau ?
Ce cheval me fait un effet étrange ; l' assassin en
selle, et le mort en croupe !
Gubetta.
Sur ce cheval il y avait les deux frères.
Jeppo.
Vous l' avez dit, Monsieur De Belverana. Le
cadavre, c' était Jean Borgia ; le cavalier, c' était
César Borgia.
Maffio.
Famille de démons que ces Borgia ! Et dites,
Jeppo, pourquoi le frère tuait-il ainsi le frère ?
Jeppo.
Je ne vous le dirai pas. La cause du meurtre est
p11

tellement abominable, que ce doit être un péché
mortel d' en parler seulement.
Gubetta.
Je vous le dirai, moi. César, cardinal de Valence,
a tué Jean, duc de Gandia, parce que les
deux frères aimaient la même femme.
Maffio.
Et qui était cette femme ?
Gubetta, toujours au fond du théâtre.
Leur soeur.
Jeppo.
Assez, Monsieur De Belverana. Ne prononcez pas
devant nous le nom de cette femme monstrueuse.
Il n' est pas une de nos familles à laquelle
elle n' ait fait quelque plaie profonde.
Maffio.
N' y avait-il pas aussi un enfant mêlé à tout
cela ?
p12

Jeppo.
Oui, un enfant dont je ne veux nommer que le père,
qui était Jean Borgia.
Maffio.
Cet enfant serait un homme maintenant.
Oloferno.
Il a disparu.
Jeppo.
Est-ce César Borgia qui a réussi à le soustraire à
la mère ? Est-ce la mère qui a réussi à le soustraire
à César Borgia ? On ne sait.
Don Apostolo.
Si c' est la mère qui cache son fils, elle fait bien.
Depuis que César Borgia, cardinal de Valence, est
devenu duc de Valentinois, il a fait mourir, comme
vous savez, sans compter son frère Jean, ses deux
neveux, les fils de Guifry Borgia, prince de
Squillacci, et son cousin, le cardinal François
Borgia. Cet homme a la rage de tuer ses parens.
p13

Jeppo.
Pardieu ! Il veut être le seul Borgia, et avoir tous
les biens du pape.
Ascanio.
La soeur que vous ne voulez pas nommer, Jeppo,
ne fit-elle pas à la même époque une cavalcade
secrète au monastère de saint-Sixte pour s' y
renfermer, sans qu' on sût pourquoi ?
Jeppo.
Je crois que oui. C' était pour se séparer du
seigneur Jean Sforza, son deuxième mari.
Maffio.
Et comment se nommait ce batelier qui a tout
vu ?
Jeppo.
Je ne sais pas.
Gubetta.
Il se nommait Georgio Schiavone, et avait
p14

pour industrie de mener du bois par le Tibre à
Ripetta.
Maffio, bas à Ascanio.
Voilà un espagnol qui en sait plus long sur nos
affaires que nous autres romains.
Ascanio, bas.
Je me éfie comme toi de ce Monsieur De Belverana.
Mais n' approfondissons pas ceci ; il y a peut-être
une chose dangereuse là-dessous.
Jeppo.
Ah ! Messieurs, messieurs ! Dans quel temps
sommes-nous ? Et connaissez-vous une créature
humaine qui soit sûre de vivre quelques lendemains
dans cette pauvre Italie avec les guerres, les
pestes et les Borgia qu' il y a !
Don Apostolo.
Ah çà, messeigneurs, je crois que tous tant que
nous sommes nous devons faire partie de l' ambassade
que la république de Venise envoie au duc de
Ferrare, pour le féliciter d' avoir repris Rimini
p15

sur les Malatesta. Quand partons-nous pour
Ferrare ?
Oloferno.
Décidément, après-demain. Vous savez que les
deux ambassadeurs sont nommés. C' est le sénateur
Tiopolo et le général des galères Grimani.
Don Apostolo.
Le capitaine Gennaro sera-t-il des nôtres ?
Maffio.
Sans doute ! Gennaro et moi nous ne nous séparons
jamais.
Ascanio.
J' ai une observation importante à vous soumettre,
messieurs ; c' est qu' on boit le vin d' Espagne
sans nous.
Maffio.
Rentrons au palais. -hé ! Gennaro !
à Jeppo.
-mais c' est qu' il s' est réellement endormi pendant
votre histoire, Jeppo.
p17

Jeppo.
Qu' il dorm.
Tous sortent excepté Gubetta.
ACTE 1 PARTIE 1 SCENE 2

Gubetta, puis Dona Lucrezia, Gennaro endormi.
Gubetta, seul.
Oui, j' en sais plus long qu' eux ; ils se disaient
cela tout bas. J' en sais plus qu' eux, mais dona
Lucrezia en sait plus que moi, Monsieur De
Valentinois en sait plus que dona Lucrezia, le
diable en sait plus que Monsieur De Valentinois,
et le pape Alexandre-Six en sait plus que le diable.
Regardant Gennaro.
-comme cela dort, ces jeunes gens !
Entre dona Lucrezia, masquée. Elle aperçoit Gennaro
endormi, et va le contempler avec une sorte de
ravissement et de respect.
Dona Lucrezia, à part.
Il dort ! -cette fête l' aura sans doute fatigué !
-qu' il est beau !
Se retournant.
-Gubetta !
p18

Gubetta.
Parlez moins haut, madame. -je ne m' appelle
pas ici Gubetta, mais le comte de Belverana,
gentilhomme castillan ; vous, vous êtes madame la
marquise de Pontequadrato, dame napolitaine.
Nous ne devons pas avoir l' air de nous connaître.
Ne sont-ce pas là les ordres de votre altesse ? Vous
n' êtes point ici chez vous ; vous êtes à Venise.
Dona Lucrezia.
C' est juste, Gubetta. Mais il n' y a personne sur
cette terrasse, que ce jeune homme qui dort ; nous
pouvons causer un instant.
Gubetta.
Comme il plaira à votre altesse. J' ai encore un
conseil à vous donner ; c' est de ne point vous
démasquer. On pourrait vous reconnaître.
Dona Lucrezia.
Et que m' importe ? S' ils ne savent pas qui je
suis, je n' ai rien à craindre ; s' ils savent qui je
suis, c' est à eux d' avoir peur.
p19

Gubetta.
Nous sommes à Venise, madame ; vous avez bien
des ennemis ici, et des ennemis libres. Sans doute la
république de Venise ne souffrirait pas qu' on osât
attenter à la personne de votre altesse ; mais on
pourrait vous insulter.
Dona Lucrezia.
Ah ! Tu as raison ; mon nom fait horreur, en
effet.
Gubetta.
Il n' y a pas ici que des vénitiens ; il y a des
romains, des napolitains, des romagnols, s
lombards, des italiens de toute l' Italie.
Dona Lucrezia.
Et toute l' Italie me hait ! Tu as raison ! Il faut
pourtant que tout cela change. Je n' étais pas née
pour faire le mal, je le sens à présent plus que
jamais. C' est l' exemple de ma famille qui m' a
entraînée. -Gubetta !
Gubetta.
Madame.
p20

Dona Lucrezia.
Fais porter sur-le-champ les ordres que nous
allons te donner dans notre gouvernement de
Spolette.
Gubetta.
Ordonnez, madame ; j' ai toujours quatre mules
sellées et quatre coureurs tout prêts à partir.
Dona Lucrezia.
Qu' a-t-on fait de Galeas Accaioli ?
Gubetta.
Il est toujours en prison, en attendant que votre
altesse le fasse pendre.
Dona Lucrezia.
Et Guifry Buondelmonte ?
Gubetta.
Au cachot. Vous n' avez pas encore dit de le
faire étrangler.
Dona Lucrezia.
Et Manfredi De Curzola ?
p21

Gubetta.
Pas encore étranglé non plus.
Dona Lucrezia.
Et Spadacappa ?
Gubetta.
D' après vos ordres, on ne doit lui donner le
poison que le jour de pâques, dans l' hostie. Cela
viendra dans six semaines, nous sommes au
carnaval.
Dona Lucrezia.
Et Pierre Capra ?
Gubetta.
à l' heure qu' il est, il est encore évêque de Pesaro
et régent de la chancellerie ; mais, avant un
mois, il ne sera plus qu' un peu de poussière, car
notre saint-père le pape l' a fait arrêter sur votre
plainte, et le tient sous bonne garde dans les
chambres basses du Vatican.
Dona Lucrezia.
Gubetta, écris en hâte au saint-père que je lui
p22

demande la grâce de Pierre Capra ! Gubetta, qu' on
mette en liberté Accaioli ! En liberté Manfredi De
Curzola ! En liberté Buondelmonte ! En liberté
Spadacappa !
Gubetta.
Attendez ! Attendez, madame ! Laissez-moi respirer !
Quels ordres me donnez-vous là ! Ah ! Mon
dieu ! Il pleut des pardons ! Il grêle de la
miséricorde ! Je suis submergé dans la clémence ! Je
ne me tirerai jamais de ce déluge effroyable de
bonnes actions !
Dona Lucrezia.
Bonnes ou mauvaises, que t' importe, pourvu
que je te les paie.
Gubetta.
Ah ! C' est qu' une bonne action est bien plus difficile
à faire qu' une mauvaise. -hélas ! Pauvre
Gubetta que je suis ! à présent que vous vous
imaginez de devenir miséricordieuse, qu' est-ce que je
vais devenir, moi ?
Dona Lucrezia.
écoute, Gubetta, tu es mon plus ancien et mon
plus fidèle confident...
p23

Gubetta.
Voilà quinze ans, en effet, que j' ai l' honneur
d' être votre collaborateur.
Dona Lucrezia.
Hé bien ! Dis, Gubetta, mon vieil ami, mon
vieux complice, est-ce que tu ne commences pas
à sentir le besoin de changer de genre de vie ?
Est-ce que tu n' as pas soif d' être béni, toi et moi,
autant que nous avons été maudits ? Est-ce que tu
n' en as pas assez du crime ?
Gubetta.
Je vois que vous êtes en train de devenir la plus
vertueuse altesse qui soit.
Dona Lucrezia.
Est-ce que notre commune renommée à tous
deux, notre renommée infâme, notre renommée
de meurtre et d' empoisonnement, ne commence
pas à te peser, Gubetta ?
Gubetta.
Pas du tout. Quand je passe dans les rues de Spolette,
p24

j' entends bien quelquefois des manans qui
fredonnent autour de moi : hum ! Ceci est Gubetta,
Gubetta-poison, Gubetta-poignard, Gubetta-gibet !
Car ils ont mis à mon nom une flamboyante
aigrette de sobriquets. On dit tout cela, et quand
les voix ne le disent pas, ce sont les yeux qui le
disent. Mais qu' est-ce que cela fait ? Je suis habitué
à ma mauvaise réputation comme un soldat du
pape à servir la messe.
Dona Lucrezia.
Mais ne sens-tu pas que tous les noms odieux
dont on t' accable, et dont on m' accable aussi,
peuvent aller éveiller le mépris et la haine dans
un coeur où tu voudrais être aimé ? Tu n' aimes
donc personne au monde, Gubetta ?
Gubetta.
Je voudrais bien savoir qui vous aimez, madame !
Dona Lucrezia.
Qu' en sais-tu ? Je suis franche avec toi ; je ne te
parlerai ni de mon père, ni de mon frère, ni de
mon mari, ni de mes amans.
p25

Gubetta.
Mais c' est que je ne vois guère que cela qu' on
puisse aimer.
Dona Lucrezia.
Il y a encore autre chose, Gubetta.
Gubetta.
Ah çà ! Est-ce que vous vous faites vertueuse
pour l' amour de Dieu ?
Dona Lucrezia.
Gubetta ! Gubetta ! S' il y avait aujourd' hui en
Italie, dans cette fatale et criminelle Italie, un
coeur noble et pur, un coeur plein de hautes et de
mâles vertus, un coeur d' ange sous une cuirasse
de soldat ; s' il ne me restait, à moi, pauvre femme,
haïe, méprisée, abhorrée, maudite des hommes,
damnée du ciel, misérable toute-puissante que je
suis ; s' il ne me restait dans l' état de détresse où
mon âme agonise douloureusement qu' une idée,
qu' une espérance, qu' une ressource, celle de mériter
et d' obtenir avant ma mort une petite place,
p26

Gubetta, un peu de tendresse, un peu d' estime
dans ce coeur si fier et si pur ; si je n' avais d' autre
pensée que l' ambition de le sentir battre un jour
joyeusement et librement sur le mien ; comprendrais-tu
alors, dis, Gubetta, pourquoi j' ai hâte de
racheter mon passé, de laver ma renommée, d' effacer
les taches de toutes sortes que j' ai partout
sur moi, et de changer en une idée de gloire, de
pénitence et de vertu, l' idée infâme et sanglante
que l' Italie attache à mon nom ?
Gubetta.
Mon dieu, madame ! Sur quel hermite avez-vous
marché aujourd' hui ?
Dona Lucrezia.
Ne ris pas. Il y a long-temps déjà que j' ai ces
pensées sans te les dire. Lorsqu' on est entraîné par
un courant de crimes, on ne s' arrête pas quand
on veut. Les deux anges luttaient en moi, le bon
et le mauvais ; mais je crois que le bon va enfin
l' emporter.
Gubetta.
p27

-savez-vous, madame, que je ne vous
comprends plus, et que depuis quelque temps
vous êtes devenue indéchiffrable pour moi ? Il y a
un mois, votre altesse annonce qu' elle part pour
Spolette, prend congé de monseigneur don Alphonse
D' Este, votre mari, qui a du reste la bonhomie
d' être amoureux de vous comme un tourtereau
et jaloux comme un tigre ; votre altesse
donc quitte Ferrare, et s' en vient secrètement
à Venise, presque sans suite, affublée d' un faux
nom napolitain, et moi d' un faux nom espagnol.
Arrivée à Venise, votre altesse se sépare
de moi, et m' ordonne de ne pas la connaître ; et
puis, vous vous mettez à courir les fêtes, les
musiques, les tertullias à l' espagnole, profitant du
carnaval pour aller partout masquée, cachée à tous,
déguisée, me parlant à peine entre deux portes
chaque soir ; et voilà que toute cette mascarade se
termine par un sermon que vous me faites ! Un
sermon de vous à moi, madame ! Cela n' est-il pas
véhément et prodigieux ? Vous avez métamorphosé
votre nom, vous avez métamorphosé votre habit,
à présent vus métamorphosez votre âme ! En honneur,
c' est pousser furieusement loin le carnaval.
Je m' y perds. Où est la cause de cette conduite de
la part de votre altesse ?
p28

Dona Lucrezia, lui saisissant vivement le bras, et
l' attirant près de Gennaro endormi.
Vois-tu ce jeune homme ?
Gubetta.
Ce jeune homme n' est pas nouveau pour moi,
et je sais bien que c' est après lui que vous courez
sous votre masque depuis que vous êtes à Venise.
Dona Lucrezia.
Qu' est-ce que tu en dis ?
Gubetta.
Je dis que c' est un jeune homme qui dort couché
sur un banc, et qui dormirait debout s' il avait
été en tiers dans la conversation morale et
édifiante que je viens d' avoir avec votre altesse.
Dona Lucrezia.
Est-ce que tu ne le trouves pas bien beau ?
Gubetta.
Il serait plus beau, s' il n' avait pas les yeux fermés.
Un visage sans yeux, c' est un palais sans fenêtres.
p29

Dona Lucrezia.
Si tu savais comme je l' aime !
Gubetta.
C' est l' affaire de don Alphonse, votre royal
mari. Je dois cependant avertir votre altesse
qu' elle perd ses peines. Ce jeune homme, à ce
qu' on m' a dit, aime d' amour une belle jeune fille
nommée Fiametta.
Dona Lucrezia.
Et la jeune fille, l' aime-t-elle ?
Gubetta.
On dit que oui.
Dona Lucrezia.
Tant mieux ! Je voudrais tant le savoir heureux !
Gubetta.
Voilà qui est singulier et n' est guère dans vos
façons. Je vous croyais plus jalouse.
Dona Lucrezia, contemplant Gennaro.
Quelle noble figure !
p30

Gubetta.
Je trouve qu' il ressemble à quelqu' un...
Dona Lucrezia.
Ne me dis pas à qui tu trouves qu' il ressemble !
-laisse-moi.
Gubetta sort. Dona Lucrezia reste quelques instans
comme en extase devant Gennaro ; elle ne voit pas
deux hommes masqués qui viennent d' entrer au fond
du théâtre et qui l' observent.
Dona Lucrezia, se croyant seule.
C' est donc lui ! Il m' est donc enfin donné de le
voir un instant sans périls ! Non, je ne l' avais pas
rêvé plus beau. ô Dieu ! épargnez-moi l' angoisse
d' être jamais haïe et méprisée de lui ; vous savez
qu' il est tout ce que j' aime sous le ciel ! -je
n' ose ôter mon masque ; il faut pourtant que j' essuie
mes larmes.
Elle ôte son masque pour s' essuyer les yeux. Les deux
hommes masqués causent à voix basse pendant qu' elle
baise la main de Gennaro endormi.
Premier Homme Masqué.
Cela suffit, je puis retourner à Ferrare. Je
n' étais venu à Venise que pour m' assurer de son
p31

infidélité ; j' en ai assez vu. Mon absence de Ferrare
ne peut se prolonger plus long-temps. Ce jeune
homme est son amant. Comment le nomme-t-on,
Rustighello ?
Deuxième Homme Masqué.
Il s' appelle Gennaro. C' est un capitaine aventurier,
un brave, sans père ni mère, un homme
dont on ne connaît pas les bouts. Il est en ce
moment au service de la république de Venise.
Premier Homme.
Fais en sorte qu' il vienne à Ferrare.
Deuxième Homme.
Cela se fera de soi-même, monseigneur ; il part
après-demain pour Ferrare avec plusieurs de ses
amis, qui font partie de l' ambassade des sénateurs
Tiopolo et Grimani.
Premier Homme.
C' est bien. Les rapports qu' on m' a faits étaient
exacts. J' en ai assez vu, te dis-je ; nous pouvons
repartir.
Ils sortent.
p32

Dona Lucrezia, joignant les mains et presque
agenouillée devant Gennaro.
ô mon Dieu, qu' il y ait autant de bonheur pour
lui qu' il y a eu de malheur pour moi !
Elle dépose un baiser sur le front de Gennaro, qui
s' éveille en sursaut.
Gennaro, saisissant par les deux bras Lucrezia
interdite.
Un baiser ! Une femme ! -sur on honneur,
madame, si vous étiez reine et si j' étais poète, ce
serait véritablement l' aventure de messire Alain
Chartier, le rimeur français. -mais j' ignore qui
vous êtes, et moi, je ne suis qu' un soldat.
Dona Lucrezia.
Laissez-moi, seigneur Gennaro !
Gennaro.
Non pas, madame.
Dona Lucrezia.
Voici quelqu' un !
Elle s' enfuit, Gennaro la suit.
ACTE 1 PARTIE 1 SCENE 3

p33

Jeppo, puis Maffio.
Jeppo, entrant par le côté opposé.
Quel est ce visage ? C' est bien elle ! Cette femme
à Venise ! -hé, Maffio !
Maffio, entrant.
Qu' est-ce ?
Jeppo.
Que je te dise une rencontre inouie.
Il parle bas à l' oreille de Maffio.
Maffio.
En es-tu sûr ?
Jeppo.
Comme je suis sûr que nous sommes ici dans le
palais Barbarigo et non dans le palais Labbia.
p34

Maffio.
Elle était en causerie galante avec Gennaro ?
Jeppo.
Avec Gennaro.
Maffio.
Il faut tirer mon frère Gennaro de cette toile
d' araignée.
Jeppo.
Viens avertir nos amis.
Ils sortent. -pendant quelques instans la scène
reste vide ; on voit seulement passer, de temps en
temps, au fond du théâtre, quelques gondoles avec
des symphonies. -rentrent Gennaro et dona
Lucrezia masquée.
ACTE 1 PARTIE 1 SCENE 4

p35

Gennaro, dona Lucrezia.
Dona Lucrezia.
Cette terrasse est obscure et déserte ; je puis me
démasquer ici. Je veux que vous voyiez mon visage,
Gennaro.
Elle se démasque.
Gennaro.
Vous êtes bien belle !
Dona Lucrezia.
Regarde-moi bien, Gennaro, et dis-moi que je
ne te fais pas horreur !
Gennaro.
Vous me faire horreur, madame ! Et pourquoi ?
Bien au contraire, je me sens au fond du coeur
quelque chose qui m' attire vers vous.
p36

Dona Lucrezia.
Donc tu crois que tu pourrais m' aimer, Gennaro ?
Gennaro.
Pourquoi non ? Pourtant, madame, je suis sincère,
il y aura toujours une femme que j' aimerai plus
que vous.
Dona Lucrezia, souriant.
Je sais, la petite Fiametta.
Gennaro.
Non.
Dona Lucrezia.
Qui donc ?
Gennaro.
Ma mère.
Dona Lucrezia.
Ta mère ! Ta mère, ô mon Gennaro ! Tu aimes
bien ta mère, n' est-ce pas ?
p37

Gennaro.
Et pourtant je ne l' ai jamais vue. Voilà qui
vous paraît bien singulier, n' est-il pas vrai ? Tenez,
je ne sais pas pourquoi j' ai une pente à me confier
à vous ; je vais vous dire un secret que je n' ai
encore dit à personne, pas même à mon frère
d' armes, pas même à Maffio Orsini. Cela est
étrange de se livrer ainsi au premier venu ; mais il
me semble que vous n' êtes pas pour moi la première
venue. -je suis un capitaine qui ne connaît
pas sa famille, j' ai été élevé en Calabre par un
pêcheur dont je me croyais le fils. Le jour où j' eus
seize ans, ce pêcheur m' apprit qu' il n' était pas
mon père. Quelque temps après, un seigneur vint
qui m' arma chevalier, et qui repartit sans avoir
levé la visière de son morion. Quelque temps après
encore, un homme vêtu de noir vint m' apporter
une lettre. Je l' ouvris. C' était ma mère qui
m' écrivait, ma mère que je ne connaissais pas, ma
mère que je rêvais bonne, douce, tendre, belle
comme vous ! Ma mère, que j' adorais de toutes les
forces de mon âme ! Cette lettre m' apprit, sans me
dire aucun nom, que j' étais noble et de grande
race, et que ma mère était bien malheureuse.
Pauvre mère !
p38

Dona Lucrezia.
Bon Gennaro !
Gennaro.
Depuis ce jour-là, je me suis fait aventurier,
parce qu' étant quelque chose par ma naissance,
j' ai voulu être aussi quelque chose par mon épée.
J' ai couru toute l' Italie. Mais le premier jour de
chaque mois, en quelque lieu que je sois, je vois
toujours venir le même messager. Il me remet une
lettre de ma mère, prend ma réponse et s' en va ;
et il ne me dit rien, et je ne lui dis rien, parce
qu' il est sourd et muet.
Dona Lucrezia.
Ainsi tu ne sais rien de ta famille ?
Gennaro.
Je sais que j' ai une mère, qu' elle est malheureuse,
et que je donnerais ma vie dans ce monde
pour la voir pleurer, et ma vie dans l' autre pour
la voir sourire. Voilà tout.
Dona Lucrezia.
Que fais-tu de ses lettres ?
p39

Gennaro.
Je les ai toutes là, sur mon coeur. Nous autres
gens de guerre, nous risquons souvent notre
poitrine à l' encontre des épées. Les lettres d' une
mère, c' est une bonne cuirasse.
Dona Lucrezia.
Noble nature !
Gennaro.
Tenez, voulez-vous voir son écriture ? Voici une
de ses lettres.
Il tire de sa poitrine un papier qu' il baise et qu' il
remet à dona Lucrezia.
-lisez cela.
Dona Lucrezia, lisant.
" ... ne cherche pas à me connaître, mon
Gennaro, avant le jour que je te marquerai.
Je suis bien à plaindre, va. Je suis entourée
de parens sans pitié, qui te tueraient comme
ils ont tué ton père. Le secret de ta naissance,
mon enfant, je veux être la seule à le
savoir. Si tu le savais, toi, cela est à la fois si
p40

triste et si illustre que tu ne pourrais pas t' en
taire ; la jeunesse est confiante, tu ne connais
pas les périls qui t' environnent comme je les
connais ; qui sait ? Tu voudrais les affronter par
bravade de jeune homme, tu parlerais ou tu te
laisserais deviner, et tu ne vivrais pas deux jours.
Oh non ! Contente-toi de savoir que tu as une
mère qui t' adore et qu veille nuit et jour sur ta
vie. Mon Gennaro, mon fils, tu es tout ce que
j' aime sur la terre ; mon coeur se fond quand je
songe à toi... "
elle s' interrompt pour dévorer une larme.
Gennaro.
Comme vous lisez cela tendrement ! On ne dirait
pas que vous lisez, mais que vous parlez. -ah !
Vous pleurez ! -vous êtes bonne, madame,
et je vous aime de pleurer de ce qu' écrit ma mère.
Il reprend la lettre, la baise de nouveau, et la remet
dans sa poitrine.
-oui, vous voyez, il y a eu bien des crimes autour
de mon berceau. -ma pauvre mère ! -n' est-ce
pas que vous comprenez maintenant que je
m' arrête peu aux galanteries et aux amourettes,
parce que je n' ai qu' une pensée au coeur, ma mère !
p41

Oh ! Délivrer ma mère ! La servir, la venger, la
consoler ! Quel bonheur ! Je penserai à l' amour
après ! Tout ce que je fais, je le fais pour être
digne de ma mère. Il y a bien des aventuriers qui ne
sont pas scrupuleux, et qui se battraient pour Satan
après s' être battus pour saint Michel ; moi, je ne
sers que des causes justes ; je veux pouvoir déposer
un jour aux pieds de ma mère une épée nette et loyale
comme celle d' un empereur. -tenez, madame,
on m' a offert un gros enrôlement au service de
cette infâme Madame Lucrèce Borgia. J' ai refusé.
Dona Lucrezia.
Gennaro ! -Gennaro ! Ayez pitié des méchans !
Vous ne savez pas ce qui se passe dans leur coeur.
Gennaro.
Je n' ai pas pitié de qui est sans pitié. -mais
laissons cela, madame ; et maintenant que je vous
ai dit qui je suis, faites de même, et dites-moi à
votre tour qui vous êtes.
Dona Lucrezia.
Une femme qui vous aime, Gennaro.
p42

Gennaro.
Mais votre nom ? ...
Dona Lucrezia.
Ne m' en demandez pas plus.
Des flambeaux. Entrent avec bruit Jeppo et Maffio.
Dona Lucrezia remet son masque précipitamment.
ACTE 1 PARTIE 1 SCENE 5

p43

Les mêmes, Maffio Orsini, Jeppo Liveretto,
Ascanio Petrucci, Oloferno Vitellozzo,
don Apostolo Gazella. -seigneurs, dames,
pages portant des flambeaux.
Maffio, un flambeau à la main.
Gennaro ! Veux-tu savoir quelle est la femme à
qui tu parles d' amour ?
Dona Lucrezia, à part, sous son masque.
Juste ciel !
Gennaro.
Vous êtes tous mes amis, mais je jure Dieu que
celui qui touchera au masque de cette femme sera
un enfant hardi. Le masque d' une femme est sacré
comme la face d' un homme.
Maffio.
Il faut d' abord que la femme soit une femme,
p44

Gennaro ! Mais nous ne voulons point insulter
celle-là ; nous voulons seulement lui dire nos noms.
Faisant un pas vers dona Lucrezia.
-madame, je suis Maffio Orsini, frère du duc
de Gravina, que vos sbires ont étranglé la nuit
pendant qu' il dormait.
Jeppo.
Madame, je suis Jeppo Liveretto, neveu de
Liveretto Vitelli, que vous avez fait poignarder
dans les caves du Vatican.
Ascanio.
Madame, je suis Ascanio Petrucci, cousin de
Pandolfo Petrucci, seigneur de Sienne, que vous
avez assassiné pour lui voler plus aisément sa ville.
Oloferno.
Madame, je m' appelle Oloferno Vitellozzo, neveu
d' Iago D' Appiani, que vous avez empoisonné
dans une fête, après lui avoir traîtreusement dérobé
sa bonne citadelle seigneuriale de Piombino.
Don Apostolo.
Madame, vous avez mis à mort sur l' échafaud
p45

don Francisco Gazella, oncle maternel de don
Alphonse D' Aragon, votre troisième mari, que vous
avez fait tuer à coups de hallebarde sur le palier
de l' escalier de saint-Pierre je suis don Apostolo
Gazella, cousin de l' un et fils de l' autre.
Dona Lucrezia.
ô dieu !
Gennaro.
Quelle est cette femme ?
Maffio.
Et maintenant que nous vous avons dit nos
noms, madame, voulez-vous que nous vous
disions le vôtre ?
Dona Lucrezia.
Non ! Non ! Ayez pitié, messeigneurs ! Pas
devant lui !
Maffio, la démasquant.
ôtez votre masque, madame, qu' on voie si vous
pouvez encore rougir.
p46

Don Apostolo.
Gennaro, cette femme à qui tu parlais d' amour
est empoisonneuse et adultère.
Jeppo.
Inceste à tous les degrés. Inceste avec ses deux
frères, qui se sont entretués pour l' amour d' elle !
Dona Lucrezia.
Grâce !
Ascanio.
Inceste avec son père, qui est pape !
Dona Lucrezia.
Pitié !
Oloferno.
Inceste avec ses enfans, si elle en avait ; mais le
ciel en refuse aux monstres !
Dona Lucrezia.
Assez ! Assez !
p47

Maffio.
Veux-tu savoir son nom, Gennaro ?
Dona Lucrezia.
Grâce ! Grâce ! Messeigneurs !
Maffio.
Gennaro, veux-tu savoir son nom ?
Elle se traîne aux geoux de Gennaro.
N' écoute pas, mon Gennaro !
Maffio, étendant le bras.
C' est Lucrèce Borgia !
Gennaro, la repoussant.
Oh ! ...
elle tombe évanouie à ses pieds.
ACTE 1 PARTIE 2 SCENE 1

p49

Une place de Ferrare. à droite, un palais avec un
balcon garni de jalousies, et une porte basse. Sous
le balcon, un grand écusson de pierre chargé
d' armoiries avec ce mot en grosses lettres saillantes
de cuivre doré au-dessous : Borgia. à gauche, une
petite maison avec porte sur la place. Au fond des
maisons et des clochers.
Dona Lucrezia, Gubetta.
Dona Lucrezia.
Tout est-il prêt pour ce soir, Gubetta ?
Gubetta.
Oui, madame.
Dona Lucrezia.
Y seront-ils tous les cinq ?
p50

Gubetta.
Tous les cinq.
Dona Lucrezia.
Ils m' ont bien cruellement outragée, Gubetta !
Gubetta.
Je n' étais pas là, moi.
Dona Lucrezia.
Ils ont été sans pitié !
Gubetta.
Ils vous ont dit votre nom tout haut comme
cela ?
Dona Lucrezia.
Ils ne m' ont pas dit mon nom, Gubetta ; ils me
l' ont craché au visage !
Gubetta.
En plein bal !
Dona Lucrezia.
Devant Gennaro !
p51
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Hugo, Victor (1802-1885). Lucrèce Borgia :fleur Empty
MessageSujet: Re: Hugo, Victor (1802-1885). Lucrèce Borgia :fleur   Hugo, Victor (1802-1885). Lucrèce Borgia :fleur I_icon_minitimeMer 16 Nov 2011 - 22:33

:I love you:

Je ne sais pas si Victor Hugo donne une image vraisemblable de Lucrèce Borgia, à défaut d'être parfaitement exacte, mais voici le texte intégral de sa pièce de 1833 : http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-88641
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Hugo, Victor (1802-1885). Lucrèce Borgia :fleur
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